Premier point: nous devenons pauvres parce que les plus pauvres que nous nous tirent vers le bas. C'est assez simple à comprendre, sur le principe. Les progrès techniques, en particulier sur les transports et la communication, font qu'il est de nos jours très raisonnable économiquement (pour le bon sens, c'est une autre affaire) de faire pousser des pommes de terre en Picardie, de les faire éplucher ailleurs en Europe, pour les rappatrier dans un troisième pays où elles seront découpées et pré-cuites, pour enfin finir en frites dans une échoppe à 30 km du lieu où elles ont poussé.

Tout ce qui peut être produit dans une usine en un lieu donné, peut être produit par la même usine en tout autre lieu de la planète, moyennant quelques aménagements. Si la production recquiert impérativement de parler une langue donnée (pour la hotline d'un opérateur, par exemple) on ne peut viser que des endroits où on peut raisonnablement espérer trouver une main d'œuvre parlant la bonne langue. De même, il faut quand même que le gain de coût de production ne vienne pas à être dépassé par le surcoût de transport. Faire repasser mes chemises en Chine, quand bien même la main d'œuvre y serait gratuite, ce n'est pas rentable.

Mais ce sont là des limitations plutôt rares, et qui tendent à disparaitre. La tendance de fond est là: de plus en plus de choses sont produites dans des pays pauvres, parce que ça ne coûte pas cher de produire là-bas. D'où en toute logique quelques conséquences simples:

- une croissance très haute dans ces pays-là, puisque leur activité économique se développe à toute vitesse;

- une croissance un peu atone dans les pays qui perdent la production, pas de décroissance massive cependant: les lecteurs de DVD sont produits en Chine, mais sont vendus et achetés en France, donc tout le commerce tourne en France, seule l'usine a changé de place.

Une vision simpliste est de croire que la richesse s'écoule de France (des pays dits riches, plus généralement) pour remplir la Chine (les pays dits émergents, plus généralement) par une frontière devenue poreuse. Comme l'eau qui s'écoule de la piscine pour innonder le jardin quand la piscine est trouée. Cette vision est en bonne partie fausse: la Chine produit des lecteurs de DVD beaucoup moins chers, la France en consomme donc plus, créant ainsi de la croissance dans d'autres secteurs que la fabrication de lecteurs de DVD (vente de DVD, avec contenus ou vierges à graver, commerce, transport de marchandises, etc).

On trouve là un premier phénomène, relativement connu: une délocalisation, c'est une partie de l'activité qui s'en va, et qui va être remplacée par une autre. Très pénible pour le délocalisé-chômeur, mais macro-économiquement pas alarmant.

Par exemple, on s'alarme que la production de programmes d'ordinateurs puisse maintenant se délocaliser (en Inde, souvent). Ce n'est pas nécessairement dramatique: comme ceux écrits ailleurs dans le monde, ces programmes d'ordinateur vont demander des compétences infinies pour savoir les faire fonctionner proprement, pour former les utilisateurs, etc.

Plus amusant, la règle de composition des taux d'intérêts. Là, pour le lecteur nul en maths, il faut quelques explications. Une croissance de 10%, tout le monde sait ce que ça veut dire: là où il y avait 100, il y a maintenant 110. Du coup, s'il y a 10 fois de suite cette croissance, le naïf peut croire qu'on monte de 10 à chaque fois et que donc au bout du compte, il y a 200. Ce qui n'est pas vrai. Au premier coup, on monte de 10, passant de 100 à 110. Mais au deuxième coup, on monte de 11, passant de 110 à 121. Bon, on s'est gouré de 1, ce n'est pas bien grave. Mais au troisième coup, on monte de 12,1, pour passer à 133,1. Là, on s'était gouré de 2,1, c'est déjà plus sensible. Mais au quatrième coup, on monte de 13,31, beaucoup plus que 10, après tout, et on en est qu'au quatrième coup.

C'est ce que les mathématiciens appellent une croissance exponentielle, ou croissance géométrique. Une croissance linéaire, c'est de monter de 10 à chaque fois (100, 110, 120, etc) une croissance géométrique c'est de monter de 10% à chaque fois (100, 110, 121, 133,1, etc). Quand on parle de croissance en économie, c'est toujours en pourcentage. On ne dit pas que le PIB a augmenté de 50 milliards, on dit qu'il croit de 2%. Et pour une bonne raison: la croissance en économie à bien cette forme explosive de croissance rapide. Quand on trace la croube de la croissance de l'Europe sur les deux derniers siècles, par exemple, ça se voit très bien. Une forme de courbe caractéristique: qui semble presque écrasée par terre au début, puis décole, et innexorablement va croissant de plus en plus vite.

Ainsi, en partant de 100, avec une croissance de 10%, en 10 coup, on est à 259,37. Pas du tout à 200, tout compte fait.

Maintenant, revenons à notre fuite dans la piscine-France vers le jardin-Chine. Supposons qu'au départ la France est 10 fois plus riche que la Chine, étant riche de 100. Et que donc la Chine est riche de 10. Supposons que la croissance est tellement atone en France qu'elle est négligeable, nulle (ce qui n'est pas le cas). Supposons alors que la croissance en Chine est de 8% en moyenne pendant la phase de "fuite" (ce qui n'est pas le cas, en ce moment c'est plutôt entre 10 et 15%). Voyons en combien de temps la Chine aura rattrapé la richesse de la France: 30 ans. Dans notre hypothèse, en 30 ans, la Chine est devenue plus riche que la France (qui ne s'est pas appauvrie) et donc se met à délocaliser vers chez nous, si on applique le même raisonnement.

Par exemple, ces jours-ci, les jounaux parlent du fait que la Chine se met à produire des avions, venant concurrencer Airbus et Boeing. Naïvement, on peut croire que c'est très grave, que mais où s'arrêteront-ils, etc. Mais non, c'est plutôt une bonne nouvelle. Si la Chine sait aussi produire des avions et des centrales nucléaires, ça ne l'intéressera plus, bientôt, de produire des tee-shirts et des pantalons. Le pays sera devenu trop riche pour s'intéresser à ce travail. Ça ne veut pas dire que la production de tee-shirt reviendra dans une France très pauvre, composée de travailleurs pauvres. Ça veut surtout dire que le déséquilibre ne sera plus aussi grand, et peut-être un jour sera dans l'autre sens. Aussi, le fabriquant de tee-shirt aura le choix entre de la main d'oeuvre cher en Chine et de la main d'oeuvre cher en France.

Cette idée-là n'est pas neuve: les pays pauvres, cessant d'être pauvres, deviendront de très bons partenaires commerciaux, et cesseront d'exercer ce qu'on considère comme de la concurrene déloyale.

Pendant que la piscine-France fuit un peu, elle continue à produire de l'eau, de plus en plus d'eau (autour de 2% de croissance, quand on est déjà une énorme piscine, ça fait de l'eau de produite), et le jardin-Chine en produit aussi, à un rythme beaucoup plus soutenu (13%, ça fait rêver tous nos politiques), mais en partant de plus bas. Assez vite, les deux niveaux vont se rejoindre, et vont se rejoindre plus haut que le bord de la piscine au départ!

Ce qui est intéressant, ce sont les conclusions à en tirer: cette situation de déséquilibre est passagère. S'ils arrivent à faire prospérer leur économie, ils nous font temporairement un peu de concurrence brutale, s'ils n'y arrivent pas, ils ne nous font aucun mal.

Ce qui est important, c'est que c'est temporaire, ce n'est pas définitif. Ils ne sont pas définitivement, et pour toute la fin de l'éternité, plus compétitifs que nous. Les pays émergeants sont, pour quelques années, peut-être quelques décennies (une paille à l'échelle de l'Histoire, même de l'histoire industrielle) plus compétifis que nous, ensuite ils sont appelés à nous avoir rejoint.

Du coup, quand on nous chante que les entreprises en France ne peuvent pas résister face à la concurrence des pays emmergents, c'est très partiel, et très partial. Pour la fabrication de tee-shirts, c'est très probablement vrai, et il est illusoire de vouloir résister, on peut tout aligner sur le bas (salaires, retraites, sécu, école) on n'arrivera pas au niveau de salaire des esclaves des usines chinoises les moins coûteuses. Mais c'est aussi partiellement faux: il y a encore moyen de faire tourner une activité économique rentable en France, simplement, pas la fabrication de tee-shirts.

Une conséquence en matière de politique, qui n'est pas évidente pour tout le monde: il n'est pas utile de brader notre système social, il nous handicap un peu en ce moment, mais ça passera. Sacrifier le droit du travail? Pas utile. Sacrifier la protection sociale? Pas utile non plus.

Les pistes sont à chercher ailleurs, la question n'est pas: comment être moins cher que la Chine? La question est plutôt: comment tenir pendant cette passe difficile?

Là, les réponses sont multiples. D'abord, les réponses de très court terme: s'endetter. La dette, ce n'est pas mal, si ce n'est pas structurel, nous dit-on. Financer notre protection sociale à grand coup de dettes, si on sait que le déficit est ponctuel et est lié à cette situation provisoire, alors c'est viable. Et ce n'est pas vivre aux crochets de nos enfants, comme on nous l'a beaucoup dit, c'est préparer pour nos enfants un monde où la richesse se sera alignée sur le haut, alors que nous pouvions craindre un monde aligné sur le bas.

Qu'on ne me lise pas mal. Financer par la dette la dépense courrante, c'est malsain. C'est vivre aux crochets de nos enfants. Mais, par exemple, décider de financer par la dette la couverture sociale des entreprises qui sont dans un secteur très fortement concurrencé par les salaires trop bas des pays emmergents, ça se discute.

Autre piste: il faudra bien considérer que les pays emmergents sont des partenaires commerciaux, ce qu'on appelle aussi parfois des concurrents. Il faut donc faire ce qu'on fait toujours face à un concurrent: devenir meilleur que lui. Sur le prix de la main d'oeuvre, pour le moment, on a perdu. Il faut donc cultiver les atouts qu'il nous reste, où nous avons une certaine avance (le tertiaire, les services, la recherche scientifique, etc). Ce n'est pas une solution définitive, et ce n'est pas censé l'être. Quand nous innovons, les chinois regardent comment on fait. Quand ils innoveront, on regardera aussi.

Cette solution, celle de la concurrence-émulation, n'est pas destinée à tuer l'adversaire (comme la concurrence-destruction), mais à s'appuyer sur lui pour monter plus haut. Ce n'est pas un moyen de devenir définitivement riche en laissant la Chine définitivement pauvre: pour ça, il vaut mieux la concurrence-destruction, par exemple sous forme de pillage colonial, ou néo-colonial en laissant la Chine se cantonner à la production de matière première, comme on le pratique si bien en Afrique. C'est un moyen de résister dans le tourmente, et de prendre, peut-être, un coup d'avance pour quand nous serons à parité. Bref, de compenser la fuite dans la piscine par la production d'un peu plus d'eau.

Curieusement, ce ne sont pas les solutions retenues par nos dirigeants politiques, ils ont plutôt tendance à nous expliquer qu'il faudra bien qu'on renonce à tout, puisque les chinois s'en passent. Nos actionnaires d'entreprise ont un raisonnement simple: là-bas, moins cher, bien, moi veut moins cher, joujou, cadeau, siyouplé. Et nos politiques ont une fâcheuse tendance à prendre tout ça pour argent comptant.

Pourtant, nos dirigeants sont bien plus doués que moi en économie, même s'ils sont assez probablement nuls en maths. Il faut croire qu'Oncle Bernard avait raison: un économiste, c'est comme un astrologue ou une cartomancienne, ça voit ce que ça a envie de croire.