Contexte historique
On peut faire remonter la question, en France, à l'affaire Estelle Hallyday contre Altern
. Ce n'est pas la première fois que la question se posait, mais c'est celle qui a marqué les esprits.
Altern était un hébergeur associatif, articulé avec une TPE (la TPE permettait au mec de manger, l'association hébergeait gratuitement). Près de 50.000 sites perso étaient hébergés chez Altern. On situe mal, mais 50.000 sites, à la fin des années 90, c'est un morceau colossal du web en France. Et toutes ces pages sont hébergées gratuitement, sans pub, sans contre-partie, par une association.
Des photos dénudées d'Estelle Hallyday avaient été publiées dans la presse. Un petit malin les a scannées et mises en ligne sur son site. La dame a porté plainte... contre l'hébergeur. À aucun moment la police ou la justice ne se sont intéressées à savoir qui était derrière le site, le nom de l'hébergeur leur suffisait bien. Il a été très lourdement condamné, une somme déraisonnable qui a forcé à fermer le volet associatif d'Altern : le risque était devenu trop grand. Une FAQ de 1999 sur l'affaire redonne les éléments clefs de la discussion de l'époque.
C'est cette histoire qui a été utilisée pour expliquer aux députés et sénateurs de l'époque que nous avions un problème dans le numérique. On se trompait de responsable devant la justice dans les affaires de presse (diffamation, injure, atteinte à la vie privée, etc). Le législateur français a mis très longtemps à converger vers une solution acceptable. C'est autour de 2004 que le débat arrive à la bonne conclusion.
Position définie par la LCEN
La LCEN organise en 2004 la responsabilité entre trois types d'acteurs[1]. Les fournisseurs d'accès et opérateurs réseaux, qui transportent l'information, les hébergeurs qui stockent l'information, et les éditeurs qui publient le contenu. Les éditeurs sont responsables de ce qui est publié, et assument les propos de l'auteur, en particulier dans les affaires dites de presse (diffamation, injure, publication d'informations portant atteinte à la vie privée des gens, etc). Les hébergeurs, quant à eux, ne sont pas responsables de ce qui est publié. Il devient obligatoire de faire figurer sur tout site web une indication de qui en est l'éditeur.
Le droit européen est articulé peu ou prou de la même manière. Les opérateurs du réseau doivent se comporter comme un mere conduit
, c'est-à-dire comme un simple/pur tuyau. Ils transportent les données sans tenir compte du contenu, et donc ne peuvent être responsables de ce qui se passe sur le réseau. De mémoire cette première notion, bien plus ancienne que celle de la neutralité du net, se trouve dans des directives de 2000 sur le commerce électronique.
Dans le web de la fin des années 90, et jusqu'à la fin des années 2000, ces notions suffisent à lire le monde. Si je prends des exemples actuels que tout le monde peut comprendre, OVH est un hébergeur, l'éditeur du site https://lefigaro.fr est le journal du même nom, et FDN ou Orange, quand ils vous permettent d'accéder au contenu mis en ligne par ce site web ne sont pas responsables si un de ces contenus est illégal. Et ce, que cette illégalité soit un délit de presse ou un autre délit (par exemple, la publication sans autorisation d'un contenu soumis au droit d'auteur, une des variantes de ce que la loi nomme contrefaçon, même si le terme semble bien impropre[2]).
La jurisprudence est venue apporter des nuances, parfois intéressantes, parfois idiotes. Dans les jurisprudences intéressantes : en 2010 Tiscali, qui hébergeait les pages perso de ses abonnés, et aurait à ce titre dû être considéré comme hébergeur, s'est vu requalifier par la Cour de cassation en éditeur parce qu'elle ajoutait de la publicité dans ces pages. Le juge a estimé que modifier le contenu, avec des visées lucratives, en faisait un éditeur et pas un simple hébergeur.
Par ailleurs, la LCEN prévoit que quand l'hébergeur a connaissance d'un contenu illicite, il doit le retirer rapidement. Le Conseil Constitutionnel, qui avait été saisi de la LCEN, avait bien précisé que ça ne pouvait être applicable que pour les contenus manifestement illicites (ergo, dans la pensée de l'époque, les contenus manifestement pédo-pornographiques et/ou manifestement néo-nazis). Les jurisprudences diverses, en France et en Europe, sont venues affaiblir cette décision du Conseil Constitutionnel. On considère de nos jours que quasiment toutes les illégalités sont manifestes[3].
Évolution du paysage
Le développement de ce que les startupeurs digitaux appellent le Web 2.0 vient un peu compliquer l'affaire, mais à peine. Le Web 2.0, c'est le fait qu'une plateforme est mise à disposition du public, et que c'est le public qui produit le contenu. Par exemple les commentaires organisés en forum de discussion sous un article d'actualité. Par exemple les forums de chat fournis par tel ou tel site web pour la communauté de ses habitués. Par exemple Facebook au tout début.
L'analyse reste sensiblement la même. L'utilisateur est auteur-éditeur du message qu'il publie, de la page qui regroupe ses messages. Et la plateforme est analysée comme un hébergeur, qui se contente d'afficher au lecteur les messages regroupés comme le lecteur le lui a demandé, c'est-à-dire dans l'ordre chronologique des publications de chacun des utilisateurs dont il suit le fil de publication. C'est assez assimilable dans la théorie, à ce que fait un agrégateur de flux RSS, pour les gens qui voient ce que c'est.
Mais la pratique change. Ces grandes plateformes interviennent de plus en plus dans le flux des informations. Elles hiérarchisent l'information, selon des critères qui n'appartiennent qu'à elles. Strictement, elles hébergent un contenu qu'elles n'ont pas produit, le plus souvent, mais choisissent l'ordre d'affichage, et même si un contenu sera affiché ou non pour un lecteur donné. Plus elles interviennent dans l'affichage des contenus, moins leur rôle d'hébergeur passif semble adapté.
Responsabilité du fait d'autrui
Le principe de droit sous-jacent à une bonne part du débat est le fait que nul ne peut être tenu responsable du fait d'autrui. Si j'écris sur mon mur Facebook des choses contraires à la loi, il est légitime que j'en sois tenu responsable, et qu'on n'aille pas en faire reproche à quelqu'un d'autre (genre Facebook, qui a permis la diffusion de mon message, mon FAI qui m'a permis de publier, ton FAI qui t'a permis de le lire, le fabriquant de ton écran qui a permis l'affichage, ton marchand de lunettes qui t'a permis de lire malgré ta myopie, etc).
Tenir Facebook pour responsable de ce qu'écrivent les gens, c'est pas bon. Mais prétendre que Facebook ne fait rien et donc n'est responsable de rien, c'est pas bon non plus, parce que ce n'est pas vrai. On voit bien que quelque chose cloche ici. Il nous manque une notion, qui décrive ce que fait Facebook. Quand nous travaillons sur ces sujets, à la Quadrature, le mot que nous utilisons, c'est afficheur
. Facebook serait un afficheur, et en tant qu'afficheur il n'est pas neutre. C'est un intermédiaire technique qui n'est pas neutre dans l'exécution de son rôle, il doit donc logiquement assumer la responsabilité de ce qui découle de cette non-neutralité.
La neutralité du net
Les débats sur la neutralité du net sont pour moi, en dernière analyse, des débats sur un intermédiaire technique particulier, le fournisseur d'accès à Internet (et plus généralement, l'opérateur réseau).
Cet intermédiaire technique est tout-puissant. Il peut tout. Il peut m'empêcher d'accéder à un contenu, il peut ralentir l'accès à un service jusqu'à le rendre pénible à utiliser, il peut dégrader un service (perdre un paquet sur dix dans le flux d'une discussion audio la rend extrêmement pénible par exemple). Il peut surveiller à peu près la totalité de ce que je fais.
Du point de vue de l'abonné, il est tout-puissant, et incontournable : les gens n'ont qu'un seul accès à Internet chez eux, ils ne jonglent pas entre 5 abonnements à Internet à tout moment, utilisant l'abonnement Machin pour accéder à un site et l'abonnement Truc pour accéder à un autre. Les gens normaux (quelques geeks dans mon genre font autrement) ont un seul opérateur pour accéder à Internet et ils espèrent bien accéder à tout Internet, de manière indiscriminée.
Ce que disent les textes sur la neutralité du net peut se résumer assez facilement : en tant qu'intermédiaire technique incontournable, ayant de grands pouvoirs, l'opérateur n'a pas le droit d'utiliser ces grands pouvoirs n'importe comment. En particulier, s'il s'en sert pour (dé)favoriser un contenu, une adresse source, une adresse de destination, un type de service, etc, ça lui sera reproché. S'il sort d'une stricte neutralité d'intermédiaire technique sans raison valable, ça lui sera reproché.
Et les textes européens listent les raisons valables connues : la sécurité du réseau, le bon fonctionnement du réseau, une décision de justice, etc. Un accord commercial avec une plateforme n'est, ainsi, pas une raison valable de prioriser des flux.
Les textes sur la neutralité du net ne parlent pas de la responsabilité éditoriale, bien entendu, mais ils posent des principes de droit qui sont utiles : un intermédiaire technique, quand il sort de la neutralité qu'on attend de lui, prend une responsabilité, il devient responsable de ce qui arrive suite à cette sortie de route.
La transposition à la responsabilité éditoriale est cependant assez simple : quand une plateforme joue un rôle central dans la capacité du public à diffuser de l'information, ou à accéder à l'information, et qu'elle sort de la neutralité technique, alors elle devrait recevoir la responsabilité des effets de cette sortie. Que ce soient des effets économiques (concurrence, distorsion d'un marché, etc) ou des effets sociaux (montée des violences, montée des haines, etc). On ne peut pas jouer un rôle actif dans une position de puissance et dire qu'on n'est pas responsable des effets du rôle qu'on joue.
Un opérateur dominant
Une autre notion intéressante est celle, venue du droit de la concurrence, d'acteur dominant sur un marché. C'est une notion qui s'analyse de manière locale, sur un marché donné. Ainsi si on s'intéresse au marché européen, au marché français, ou au marché d'un bassin de vie, les acteurs dominants identifiés ne sont pas les mêmes.
Certaines pratiques sont interdites pour un ou des acteurs dominants sur un ou des marchés donnés.
Ainsi, un tarif d'éviction. C'est quand un acteur, dominant sur un marché, pratique des prix tellement bas qu'il empêche les autres de s'installer sur ce marché, et donc s'assure la perpétuité de sa position dominante. Ainsi, si autour de chez moi il y a une boulangerie qui a une part tellement forte du marché des croissants qu'on la considère comme un acteur dominant (genre 90% des ventes de croissants du coin). Quand une nouvelle boulangerie ouvre, elle fait une promotion intenable (le croissant à 10 centimes, mettons). On peut analyser ça comme la pratique d'un tarif d'éviction. Dans une boulangerie qui a une petite part de marché, ce serait simplement une promo pour attirer le client. Dans une boulangerie qui détient une part colossale du marché, c'est un tarif destiné à tuer les concurrents et assurer un monopole pour l'opérateur dominant sur le marché une fois que les concurrents auront coulé, auront été évincés (d'où le nom tarif d'éviction
).
Il faut bien analyser ça sur le bon marché. En effet, la position dominante de la boulangerie ne joue pas sur le marché des fruits et légumes, ou ne joue pas sur le marché national des croissants. Elle fait bien 90% dans ma ville, mais un pourcentage infime au niveau national ou européen.
On peut essayer de transposer ces principes dans le cas qui nous intéresse. Les grandes plateformes sont des acteurs dominants sur certains marchés. Traditionnellement, on fait cette analyse sur un vrai marché, commercial. On peut par exemple se demander si Facebook et Google sont des acteurs dominants sur le marché de la publicité en ligne. Mais on peut utiliser cet outil pour penser des choses qui ne sont pas des marchés au sens commercial, et se demander si Facebook et Twitter jouent un rôle central dans la diffusion des contenus publiés par leurs utilisateurs, et si on peut donc leur reprocher les effets de leurs décisions en raison de leur taille. La même décision, de la part d'un acteur hyper minoritaire et n'ayant pas d'influence significative sur le marché
(ou sur le phénomène social) considéré n'aurait pas la même responsabilité.
La taille est bien un critère pertinent pour juger de la responsabilité des acteurs. Non, un éléphant, ce n'est pas une souris en plus gros.
La censure
Facebook, ou Apple, opèrent une censure. Une censure a priori, où certains contenus sont censurés d'autorité, selon des procédures floues et discrétionnaires, le plus souvent sans appel et sans contradictoire. C'est un rôle actif, qui sort totalement de la notion d'intermédiaire technique neutre. Et qui est le fait d'acteurs dominants sur les marchés
considérés.
On peut soit considérer que ces censeurs sont sortis de leur rôle neutre et technique, et que donc ils perdent l'exemption générale de responsabilité, qu'ils portent atteinte au principe de neutralité qu'on attend d'eux (même si, pour l'heure, aucun texte de loi ne prévoit ça de manière claire). Soit considérer, ce qui est sensiblement équivalent, qu'ils jouent un rôle actif dont ils sont responsables. N'ayant pas réussi à censurer les contenus illégaux, alors qu'ils jouent un rôle actif de censure a priori (Facebook censure les images dont ses outils supposent que ce sont des nus, avec régulièrement des erreurs) et de censure a posteriori (ces plateformes censurent sur signalement par les utilisateurs), on peut les considérer comme responsables de l'échec de leur censure.
Dans un cas, on estime que ces plateformes devraient se voir interdire la censure discrétionnaire, qu'il devrait y avoir des mécanismes transparents et conformes au droit pour traiter les problèmes. Par exemple du notice-and-notice : quelqu'un signale qu'un contenu pose problème. Le signalement est transmis anonymement à l'auteur. L'auteur peut retirer son contenu, ou décider de persister. Si les deux parties persistent à dire qu'il y a problème, le dossier complet est transmis à la justice qui arbitre le différend. Dans une posture comme celle-là, l'intermédiaire technique est de nouveau neutre. Il n'a pas décidé si le contenu lui semblait légal ou pas. On ne peut pas le tenir responsable d'une décision.
Dans l'autre cas, on estime normal que la plateforme joue un rôle de censeur, et qu'on peut lui tenir rigueur de ses erreurs dans la censure. Auquel cas tout contenu illégal qui arrive à franchir la barrière peut lui être reproché.
Je préfère bien entendu la première solution. Mais les deux sont logiques.
Centralisation ou ouverture
Le fait qu'une plateforme soit centralisée ou non est également un critère. L'exemple qui vient spontanément en tête est la comparaison entre les systèmes de messagerie fermés (iMessage d'Apple, Messenger de Facebook, les messages directs de Twitter, etc) et les systèmes de messagerie ouverts (par exemple le mail). Ou la comparaison entre un réseau de micro-blog fermé (Twitter) et un réseau de micro-blog ouvert (Mastodon).
Dans le cas d'un système centralisé et fermé, une décision de la plateforme centrale a un effet absolu. Si je suis banni de Twitter, je suis banni de l'intégralité du réseau de Twitter. Si cette décision est arbitraire, et fondée sur des critères qui ne peuvent pas être négociés, elle est absolue et incontournable. Elle est le fait d'un acteur dominant.
Dans le cas d'un système acentré et ouvert, une décision de la plateforme qui hébergeait mon compte de me bannir a un effet bien moindre. Je peux aller ouvrir un compte sur une autre instance du même réseau (quand mon compte mail de laposte.net est fermé, je peux aller ouvrir une adresse mail ailleurs). Si un nœud du réseau se met à détenir une part élevée des comptes, alors l'analyse en position dominante redevient pertinente : quand gmail.com ou outlook.com décident d'imposer des règles en matière de mail, même si le réseau est ouvert, ils représentent une part tellement grande du réseau du mail que leur norme s'impose de fait à tous les autres. Ils deviennent bien un acteur dominant de ce réseau.
La définition des libertés
À la fin du 18e siècle, quand on a défini les libertés fondamentales, on les a définies par rapport à la puissance publique. Quand on parle de liberté d'expression, on parle d'empêcher l'État (ou le roi) de censurer de manière arbitraire. Les libertés fondamentales, les droits de l'Homme, sont définis pour protéger les citoyens, les individus, contre les abus de la puissance publique.
Typiquement, le premier amendement de la constitution américaine, qui protège la liberté d'expression, interdit au législateur de faire une loi dont l'effet serait de priver le citoyen de la libre expression de son opinion. Facebook n'étant pas législateur, ça ne le concerne pas, il peut bien censurer comme il a envie et prendre toutes décisions visant à censurer.
Le rapport asymétrique qui existe aujourd'hui entre un particulier et une grande multi-nationale crée un rapport d'une nature similaire à celui qui existe entre le citoyen et l'État, un rapport asymétrique où une seule des deux parties peut établir les clauses du contrat. Le contrat qui existe entre Facebook et ses utilisateurs n'est pas de la même nature que le contrat qui existe entre deux particuliers. Les deux signataires du contrat ne sont pas dans un rapport de force symétrique. Or tout le droit autour de la liberté de contracter suppose une adhésion, soit que chaque clause était négociable (pour un contrat de gré à gré), soit qu'on pouvait ne pas adhérer au contrat et aller chercher un service similaire ailleurs (pour un contrat d'adhésion). Bref, on suppose que les deux parties sont engagées par un consentement mutuel entre pairs.
Il y a déjà de nombreuses zones du droit où l'asymétrie du rapport de forces a été prise en compte pour définir des droits qui ne sont pas symétriques. Par exemple l'obligation de conseil d'un pro : il ne doit pas vous laisser choisir une mauvaise solution s'il sait qu'elle est mauvaise, il doit vous conseiller au mieux de vos intérêts, pas des siens. Par exemple le contrat de prêt que vous signez avec le banquier : vous n'êtes pas en position de le négocier, alors la loi a très strictement encadré ce que le banquier a le droit de vous proposer. C'est toute cette partie du droit qui permet régulièrement aux tribunaux de dire que des clauses d'un contrat étaient abusives, et qu'on doit donc considérer qu'elles n'existent pas (les juristes parlent de clauses réputées non-écrites
).
Il n'y a pas, pour le moment, de garantie des libertés dans un rapport contractuel asymétrique. Facebook, Twitter ou Google ne peuvent pas être condamnés pour censure abusive de mes propos. Seul l'État pourrait être condamné pour ça. C'est par exemple pour ça qu'il y a quelques années, avec quelques autres, nous avions rédigé une proposition de loi de défense de la liberté d'expression. On retrouve un concept similaire dans la protection des données personnelles prévue par le RGPD : le rapport asymétrique entre l'entité qui collecte des données et le particulier dont on collecte les données crée une obligation particulière du collecteur pour protéger les libertés de l'individu.
Laissé dans l'ombre
Il y a d'autres angles de lecture que je laisse dans l'ombre ici, parce qu'ils ne sont pas utiles à mon raisonnement, bien qu'ils aillent clairement dans le même sens. Je veux citer ceux que j'ai en tête, pour qu'on ne pense pas qu'ils ont été oubliés. Ils demandent souvent une analyse assez longue, et qui ne me semblait pas rigoureusement nécessaire ici.
D'abord il y a l'inversion des rapports entre sujet et objet. Dans le contrat qui me lie à mon fournisseur d'accès à Internet (FDN, ou Orange), l'accès à Internet est l'objet du contrat, et le FAI et moi en sommes les sujets. Nous convenons entre nous comment l'un va à la demande de l'autre réaliser une prestation qui porte sur l'objet. Quand un service est financé par la publicité, ce rapport s'inverse. Le contrat, le vrai contrat, celui qui fait rentrer de l'argent, est entre le publicitaire et le service. C'est ce contrat qui compte. Et dans ce contrat, je suis devenu l'objet. Le publicitaire passe un contrat avec le prestataire du service qui porte sur la mise à disposition de l'objet du contrat, à savoir l'utilisateur. Dans ce modèle l'utilisateur est devenu l'objet d'un contrat auquel il n'a pas accès. C'est vicié, de base. Ça veut dire que l'utilisateur n'a rien à attendre du prestataire, qui n'est pas à son service.
Ensuite, il y a l'économie de l'attention. Ce qui intéresse ces grands afficheurs, c'est de pouvoir focaliser l'attention des gens. Donc de mettre en avant des émotions, et ce faisant de faire passer la raison en arrière plan (les publicitaires veulent ça, ça rend beaucoup plus perméable aux messages). Les messages qui font le plus directement appel à nos émotions sont donc favorisés, que ce soient des émotions douces (oh, le jouli petit chat...) ou des émotions dures (les propos haineux, la rage de voir encore une horreur de dite, etc). Le mécanisme de la publicité a besoin de faire appel à nos émotions, et cet état émotif nous fait rester plus longtemps face aux contenus, nous fait interagir plus. C'est ce qui donne sa valeur au contenu putaclic.
Ensuite, il y a la notion d'éthique de l'entreprise. Certaines entreprises ont une éthique, ça arrive. Mais cette éthique n'est que celle portée par le pacte d'actionnaires. Que les actionnaires changent et l'éthique change. L'entreprise lucrative n'est pas mauvaise en elle-même, mais les questions éthiques y ont forcément un rôle second. Parfois, sa survie dépend de l'éthique qu'elle affiche (Free, dans son jeune temps, avait besoin de se montrer cool avec les geeks pour exister, par exemple). Mais sitôt que ce n'est plus le cas, que l'éthique n'est plus une condition de la survie, alors les questions éthiques passent en second plan, ou disparaissent complètement.
La somme
La somme de tous ces éléments nous amène bien à analyser le rôle de ces plateformes, de ces intermédiaires techniques, avec tous ces éléments.
- L'action de leur propre chef, et non comme résultant d'un choix explicite et délibéré de l'utilisateur (hiérarchisation des contenus, censure discrétionnaire, etc) crée une forme de responsabilité.
- Les visées lucratives jouent également un rôle : le but de la hiérarchisation est bien de maximiser le revenu publicitaire, pas de servir l'intérêt général ou les goûts du lecteur. Ce n'est pas la position neutre d'un intermédiaire technique au sens strict.
- La centralisation du réseau considéré empêche de changer de
fournisseur
, en empêchant l'interconnexion et la normalisation, et donc crée de fait un monopole sur le marché considéré sitôt qu'il concerne un grand nombre d'utilisateurs. On peut par exemple considérer que Facebook occupe une position de monopole de la censure sur son réseau, et une position d'acteur dominant sur le marché de la publication des contenus, et monopolistique si on le rapporte au réseau Facebook, alors qu'aucune plateforme n'est en position monopolistique pour le réseau Mastodon/Fediverse. - Enfin, la taille joue, en plus de la centralisation. Un très gros acteur sur un réseau ouvert doit être considéré comme un acteur dominant. Un acteur centralisé, mais très petit, ne crée pas un dommage considérable à la société par son action, ou en tous cas pas un dommage aussi considérable que s'il était utilisé par une large part de la population.
Ce sont tous ces éléments-là qui m'amènent à penser que l'analyse de Calimaq est relativement juste. Son propos reprenait cette distinction, ce nouveau rôle, sans l'avoir convenablement introduite, ça peut dérouter.
Il y a bien un modèle de réseau qui me semble plus souhaitable socialement et économiquement, le modèle de réseau ouvert, fait de nombreux acteurs, offrant une capacité d'interconnexion, etc. Il me semble raisonnable que les acteurs qui ont un rôle dominant, soit par leur centralisation soit par leur grande taille, se voient contraints à une grande neutralité pour nous protéger contre l'arbitraire.
Je suis en désaccord avec les choix de la directive copyright. Mon approche est que la position particulière de ces grands acteurs devrait leur interdire toute censure en dehors d'un processus contradictoire, tranché par une autorité indépendante, susceptible d'appel, et passant au moment voulu par la Justice. Mais l'approche qui consiste à dire qu'ils sont des professionnels de la censure et qu'ils ont donc des obligations de résultat de ce fait est toute aussi logique. Malsaine pour la société, parce qu'on a privatisé la censure. Mais logique.
Et le fait que cette directive fasse une différence entre ces grands acteurs dangereux et des acteurs plus souhaitables socialement, c'est également un point plutôt positif.
C'est bien parce que l'éléphant n'est pas la souris qu'on a inventé des législations pour se protéger des géants économiques : de l'anti-trust, de l'anti-monopole, de la régulation sectorielle (l'industrie pharmaceutique ne répond pas aux mêmes normes que les marchands de souvenirs, par exemple).
Ce dont je suis convaincu, c'est que l'irresponsabilité associée au statut d'hébergeur tel qu'il était défini historiquement doit être revisitée. Cette irresponsabilité était une conséquence logique du fait que cet intermédiaire technique n'avait pas d'action propre, autre que la réalisation du transport ou de l'hébergement des données. Et il est certain que les grandes plateformes ont une action propre.
Je ne suis pas certain des conclusions, des critères exacts qu'il faut utiliser pour délimiter ce nouveau rôle. Ce que je propose ici c'est une piste de définition de ces critères.
Notes
[1] Le législateur étant ce qu'il est, ces noms n'apparaissent jamais. On parle toujours des personnes désignées au 1. du I de l'article 6 de la LCEN, ou désignées au 1 et 2 du I de l'article... Bref, des périphrases affreuses et incompréhensibles. Il faut bien justifier le salaire des juristes.
[2] En effet, si on veut s'en tenir au mot, une contrefaçon, un produit contrefait, c'est un produit qui prétend être (par exemple de telle grande marque) mais qui n'est pas. Par exemple les fausses Rolex
, ou les fausses Nikes
. Un fichier musical mis en ligne sans accord des ayants droits n'est pas véritablement contrefait. C'est vraiment le fichier musical que ça prétend, et pas une mauvaise reprise jouée par des amateurs dans leur cave. Dans un cas il y a tromperie sur la qualité de la marchandise, dans l'autre c'est bien le bon produit, mais il y a un défaut d'autorisation et/ou de rémunération. Reste que la loi amalgame les deux. Lutter contre la contrefaçon c'est autant lutter contre les faux médicaments, les imitations des grandes marques, que lutter contre le partage des œuvres entre particuliers sans accord des maisons d'édition.
[3] C'est un peu à l'opposé de l'idée qu'il existe une justice : si la décision de savoir si c'est conforme à la loi ou pas est toujours manifeste, et donc simple, à quoi peuvent bien servir les juges qui ont à en décider ? Par exemple, savoir si Le Petit Prince
est encore couvert par le droit d'auteur ou non est une question fort complexe. Il se trouve que ça dépend du pays, pour de sombres histoires de durée du droit d'auteur après la mort de l'auteur (variable d'un pays à l'autre), et de savoir si les années de guerre sont comptées ou non dans cette durée (les années de guerre ne sont pas les mêmes d'un pays à l'autre). Bien malin l'hébergeur qui sait si l'extrait du Petit Prince qui est mis en ligne chez lui est manifestement illégal, ou pas.
10 réactions
1 De Ekyrby - 10/10/2018, 09:42
Je suis un peu embêté par rapport à ce qui amène à considérer qu'un Facebook n'est pas neutre, donc possède un certain degré de responsabilité éditoriale. Autant la hiérarchisation des contenus qui découle directement du modèle économique de ces acteurs est un facteur évident de prise de responsabilité, autant tout ce qui a trait à la censure discrétionnaire ne répond pas uniquement à des motivations économiques mais aussi à une pression provenant du public/utilisateur et/ou du législateur. Par exemple si la moitié de la planète, dont des responsables publics, s'émeut que Facebook ne retire pas rapidement des vidéos terroristes, ça me semble pas légitime d'engager la responsabilité éditoriale de Facebook parce qu'il les a effectivement retirées. Mais on est d'accord que ça provient d'un flou sur le statut et les responsabilités de ces plate-formes dont elles retirent également des bénéfices.
En réponse : Pour moi, les deux notions sont liées. Dans un réseau acentré, tu peux choisir le serveur sur lequel tu crées ton compte, et ce serveur applique (localement) ses propres règles. S'il fixe des règles sur le contenu, genre thématiques, ou ce genre de choses. Mais sitôt que le serveur est en position dominante, ou en situation de monopole dans le cas d'un système centralisé, alors la censure discrétionnaire pose problème. Bien entendu pour un système utilisé par un tout petit nombre d'utilisateurs, le problème est marginal. Mais au delà d'une certaine taille, c'est un problème pour l'ensemble de la société : un acteur privé fixe des règles de censure incontournables et qui s'appliquent à beaucoup de monde. Ce n'est pas à un acteur privé de fixer les règles de la morale commune.
On aura toujours une frange de la population qui vient faire du bruit parce que sa vision des bonnes moeurs n'est pas respectée. Un acteur privé a intérêt à chercher à réduire les conflits en se pliant à au moins une partie de leurs exigences. Mais ce n'est pas souhaitable pour l'ensemble de la société. Et c'est précisément parce qu'un acteur privé aura la censure facile qu'il ne faut pas le laisser faire.
2 De Guillaume Champeau - 10/10/2018, 10:19
Merci Benjamin pour cette mise au point très claire, et je pense mieux comprendre où se situe notre désaccord qui, du coup, n'en est pas vraiment un.
Tout ce que tu dis sur l'obligation que doivent avoir les grandes plateformes de respecter la liberté d'expression de leurs utilisateurs est exactement ce que je voulais développer sur mon blog dans un billet que je n'arrête pas de remettre à plus tard faute de trouver les mots justes. Je partage à 100% cette conviction que les plateformes dominantes centralisées, sur lesquelles on n'a aucun pouvoir de négociation et sur lesquelles les règles démocratiques n'ont pas prise, ont un pouvoir excessif qui exige de mettre en face des bornes à leur liberté de censure.
De mon côté le combat est là et uniquement là. Je trouve qu'on joue avec le feu à dire que ces plateformes, n'étant pas neutres, peuvent (voire doivent) avoir une responsabilité pénale accrue, sans dire avec au moins autant de force qu'il faut que la loi leur permette d'être davantage neutres, en évitant toute incitation à la censure privée — ce qui amène, logiquement, à rejeter sans nuance le dispositif de l'article 13, le projet de règlement sur le terrorisme, etc.
En réponse : Si j'avais eu à écrire la directive Copyright, elle n'aurait pas la même tête, tu le sais bien. Pour moi, cette position dominante sur le marché de la libre expression doit entraîner une interdiction stricte de la censure en dehors d'une procédure claire. Et cette procédure claire doit s'appuyer sur le contradictoire (je donne dans le texte un exemple rapide de notice-and-notice qui me conviendrait). Et si le différent n'est pas réglé à l'amiable, le dossier doit passer par la case Justice pour être tranché.
Et du coup, je trouve que tout le discours sur les services décentralisés et/ou non marchands, dont je comprends le sens, vient finalement beaucoup plus perturber le discours qu'autre chose en introduisant une distinction qui sur le plan des droits fondamentaux n'a pas lieu d'être. Ce qui compte, à mes yeux, c'est est-ce qu'on protège la liberté d'expression des individus ? Peu m'importe, ensuite, le modèle économique ou technologique de l'outil choisi pour s'exprimer.
En réponse : Pour le coup, là, nous somme en désaccord. Ce n'est pas irréconciliable, mais c'est un vrai désaccord de fond. Ce que tu dis, c'est que la loi doit être neutre technologiquement. Or la technologie, les choix techniques et d'architecture, sont des choix politiques. Savoir si on à affaire à une géant économique ou à une myriade d'acteurs de toutes les tailles, ça change radicalement la société dans laquelle on vit. La façon dont est codée une solution informatique, c'est un choix politique. Or c'est précisément le rôle du législateur que de faire de la politique, que de mettre dans la loi les outils qui produisent la société que nous souhaitons collectivement.
Dire que la loi doit être neutre techniquement, c'est dire qu'elle ne doit pas faire de politique mais seulement mettre en place des règles de bonne gestion. Ce renoncement au politique est très classique ces temps-ci. Or pour moi il pose un problème grave. C'est un choix qui dit que les équilibres actuels sont les bons, que la société ne changera pas, parce que rien ne viendra défendre les faibles et que rien ne viendra limiter les puissants. C'est dire que les technologies qui façonnent un monde de merde ne seront pas pénalisées face à des technologies qui façonnent un monde plus souhaitable. Bref, c'est la démission du politique, donc la défense d'une forme de conservatisme. On nous bassine avec les syndicats qui seraient conservateurs, c'est en général exactement le contraire. Se dire neutre en politique, c'est dire que les puissants d'aujourd'hui seront les puissants de demain. Et vu l'état actuel du monde, ça ne me va pas du tout.
Mis en pratique, ça dit que la loi doit favoriser les comportements socialement souhaitables, et défavoriser les comportement socialement nocifs. Par exemple, en matière de transport individuel en ville, le vélo doit être favorisé contre la voiture (on en est loin, on n'a même pas encore fini de corriger l'avantage considérable accordé à la voiture). On trouve des exemples similaires sur l'énergie, le climat, la santé, etc. Et de même en matière numérique, on doit absolument accorder un avantage net aux comportements qui sont bénéfiques à la société. Ce qu'on ne fait pas.
3 De Sébastien B - 10/10/2018, 11:57
Merci Benjamin pour ces éléments d'analyse très clairs et utiles. La question de la création d'un troisième statut, entre éditeur et hébergeur, pour les grandes plate-formes se pose effectivement. La difficulté, comme toujours en pareil cas, c'est que ce troisième statut penche toujours un peu plus d'un côté ou de l'autre. Dans vos propositions, j'ai l'impression (peut-être fausse) que vous oscillez un peu entre ces deux polarités, sans trancher clairement le débat.
En réponse : Mon but était ici d'expliquer, de manière posée, quels me semblaient être les données utiles au débat, et d'ébaucher une première solution possible. Forcément, ça oscille un peu, puisque le but est de définir un équilibre stable, il faut bien regarder tout ce qui se passe en dehors de ce point d'équilibre stable et comment on fait pour faire converger les choses. Par ailleurs, le débat-polémique autour des prises de positions récentes de la Quadrature était assez mal parti, beaucoup de gens venant critiquer ces positions par principe, sans avoir pris le temps de les comprendre. Mon but, sur cet aspect, était de raccrocher les wagons pour qu'on recommence à se comprendre, et donc qu'on puisse émettre des critiques utiles et constructives. Les commentaires reçus ici semblent indiquer que ça marche.
D'un côté, il y a la tentation de vouloir ramener les grandes plate-formes à ce qu'elles étaient à peu près au tout début: de simples hébergeurs de contenus. Vous écrivez par exemple: "Il me semble raisonnable que les acteurs qui ont un rôle dominant, soit par leur centralisation soit par leur grande taille, se voient contraints à une grande neutralité pour nous protéger contre l'arbitraire". Cette volonté d'appliquer la notion de neutralité (du net) aux plate-formes (idée qu'on trouve aussi dans le billet récent d'A Messaud sur le site de La Quadrature) me semble peu convaincante. D'une part, cela tord la notion de neutralité du Net, qui a normalement vocation à s'appliquer aux tuyaux, donc prioritairement, voire exclusivement, aux FAI. D'autre part, cela me semble assez illusoire de penser pouvoir contraindre ces gros acteurs à revenir à cette forme de neutralité. Et puis, au nom de quoi le législateur irait-il dire à Facebook ce qu'il doit mettre ou ne pas mettre dans ses "Community Standards" ? Facebook doit évidemment respecter la loi (sur la diffamation, l'incitation à la haine raciale, etc.), mais si ce réseau ne souhaite pas publier de photos de nus, le législateur peut-t-il (et doit-il) vraiment le contraindre à le faire ? Il est à mon avis inefficace, et même dangereux, de vouloir imposer à ces plate-formes la même obligation de neutralité que l'on impose, cette fois à raison, aux FAI. On ne reviendra pas sur le fait que ces acteurs hiérarchisent les contenus et en censurent certains en fonction de leurs choix...éditoriaux.
En réponse : Dire que Facebook fait bien ce qu'il veut chez lui, c'est une vision féodale du monde. Le comte de Facebook étant maître en ses terres, y a droit de haute et basse justice, et ses décisions s'appliquent sur le bon peuple de ses utilisateurs, sans passer par les cases démocratie, séparation des pouvoirs, État de droit, justice contradictoire, etc. Autant je peux dire ça pour mon petit forum de discussion, pour les discussions qui se tiennent ici par exemple. Autant quand la plateforme a pris autant de puissance (comme je l'explique dans le texte), ce raisonnement ne tient plus.
Pour le parallèle avec la neutralité du net, je maintiens qu'il se défend. En effet, pourquoi est-ce qu'on applique cette contrainte sur les opérateurs réseau (et pas seulement les FAIs) ? Parce que ce sont des intermédiaires techniques incontournables, qu'ils exercent du point de vue de l'utilisateur final un monopole sur son accès au réseau. Mais personne ne contraint l'utilisateur final à se connecter à Internet, pas plus qu'à se connecter à Facebook. Après tout, il existe (ou a existé) d'autres réseaux. Par la place sociale que prend le réseau Facebook dans l'accès à la libre expression des gens, il s'est rendu incontournable. Il ne peut pas rester fermé. Certains dans La Quadrature pensent qu'on peut le forcer à devenir un noeud d'un réseau ouvert. Pour ma part, je ne crois pas que ce soit possible, et je ne vois pas comment l'y contraindre légalement. En revanche, je vois assez bien comment réguler son comportement pour qu'il soit le moins nocif possible (neutralité, procédure contradictoire pour la censure, etc).
On en arrive donc à la deuxième polarité. Ces acteurs doivent en fait être traités davantage comme des éditeurs que comme de simples hébergeurs, et donc supporter les responsabilités qui vont avec cette fonction. Je suis beaucoup plus en accord avec les passages où vous écrivez que « l'irresponsabilité associée au statut d'hébergeur tel qu'il était défini historiquement doit être revisitée ». Et c'est pour cela que, oui, même si ça fait mal de le dire, la directive copyright ne comporte pas que des mauvaises choses ! Et les associations de défense des libertés comme La Quadrature ont eu raison de le dire. Sinon, elles risquent de devenir les simples « idiots utiles » des GAFAM, ce qui est d'ailleurs me semble-t-il à peu près le destin de l'Electronic Frontier Foundation aux États-Unis (voir par exemple https://thebaffler.com/salvos/all-e... ).
En réponse : Le point que je défend ici, c'est qu'ils ne sont pas hébergeurs (ils ne font pas un simple stockage comme un DropBox, par exemple), et qu'ils ne sont pas éditeurs (la jurisprudence Tiscali tend à dire que parce qu'ils font de la censure a priori et a posteriori ils devraient être éditeurs et donc pénalement responsables de tout ce qui circule chez eux, ce que je trouve abusif). Facebook, comme Twitter, est un afficheur, un intermédiaire technique qui présente des contenus produits et édités par d'autres, dans un ordre et selon des critères qui lui sont propres. Et en tant qu'afficheur il n'est pas neutre (il favorise une source, lui-même, il fixe un ordre sans intervention du choix de l'utilisateur, etc). Définir cette catégorie technique a un sens. Fixer des règles sur la neutralité, sur la censure, ça a un sens également.
Mais je digresse. Donc pour conclure ce commentaire déjà trop long :
- oui au développement d'alternatives libres et décentralisés aux GAFAM, qui permettent de garantir une forme de « neutralité » et de protéger l'exercice de la liberté d'expression en ligne
- oui également à une régulation beaucoup plus forte des grandes plate-formes, éventuellement via un troisième statut, mais qui devra alors tendre davantage vers celui d'éditeur que vers celui de simple intermédiaire technique.
- non au fait de mélanger ces deux propositions, en prétendent imposer aux plate-formes une obligation de neutralité illusoire, qu'elles ne respecteront jamais. Il faut simplement accepter qu'elles exercent un rôle d'intermédiation actif, les réguler en conséquence (ce qui passe aussi pas des évolutions du droit de la concurrence et de la fiscalité afin de limiter leurs tendances monopolistiques), tout en promouvant par ailleurs le développement de nouveaux canaux pour l'exercice de la liberté d'expression.
En réponse : Une des pistes peut-être d'ajouter des modules conditionnels au statut de l'hébergeur. Par exemple "Si position dominante selon tel critère, alors apparaît telle obligation" et "Si telle condition structurelle (centralisé, p. ex.), alors telle obligation structurelle (API, portabilité temps réel des données, etc)".
L'approche qui consiste à dire "On ne pourra pas les forcer à (ne pas) faire..." me hérisse. Bien sur que si on pourra. Dire le contraire, c'est renoncer à la loi pour tous, c'est dire que ces géants n'appliqueront la loi que si ça les arrange, ce qui me semble peu acceptable. La question est de le faire d'une façon qui soit juste, et qui produise le bon résultat à la sortie et sans passer par le fait de devenir une société totalitaire. Lors des débats sur le RGPD au parlement européen, beaucoup disaient qu'il était illusoire de vouloir contraindre les grandes plateformes à respecter ces règles. Je pense pour ma part qu'on y arrivera, même si ça demandera des efforts.
4 De François ][ - 10/10/2018, 15:53
Le dilemme est bien exprimé, et aboutit a créer un troisième état dans un univers de logique plutôt binaire...
J'ai toujours beaucoup de mal avec des circuits logiques à trois états, l'état du milieu étant en général rapidement instable, voir flou... avant de retomber dans un des deux autres.
Créer une catégorie supplémentaire entre deux autres a pour habitude de créer des vides ou niches juridiques avec lesquels les spécialistes savent parfaitement jouer... cela risque d'enfumer encore plus le sujet.
Je suis par nature très bas du front, et je me demande s'il ne faudrait pas simplement recadrer ce que sont les deux états d'hébergeur et d'éditeur avec une frontière la plus binaire possible...
En réponse : C'est en effet un très bon point. La directive Copyright sort de cette impasse en imposant des règles (pourries, mais c'est pas le sujet) aux hébergeurs qui répondent à certains critères (taille, modèle économique, rôle actif, etc). Et c'est une approche qui évite de laisser des trous dans la raquette. Envisager ça comme des contraintes particulières conditionnelles.
Par ailleurs, poser une frontière plus nette entre les deux statuts, ça pourrait être utile. Pour ma part, j'aurais tendance à dire que l'intervention "hors cadre" sur le contenu classe immédiatement dans "éditeur". Ainsi, la censure par Facebook, ou le RoboCopyright de YouTube les classent comme éditeur, donc co-responsables pénalement de tout ce qui se passe chez eux. S'ils veulent retrouver la confort et la sécurité du rôle d'hébergeur, ils doivent cesser d'intervenir sur le contenu, selon moi.
Et on peut très bien imaginer que les contraintes sur la neutralité, ou sur la mise en oeuvre du contradictoire, ne soient appliquées que sur des critères seconds (taille, centralisation, etc), comme des plugins du statut d'hébergeur.
5 De jodocus - 10/10/2018, 17:12
Merci pour ce billet long et éclairant. Quelques remarques qui me viennent à la lecture, qui peuvent résulter d'incompréhensions de ma part :
Je lis ce statut d'afficheur comme faisant partie du débat autour de la neutralité des plateformes, notamment via le parallèle avec la neutralité du net. Or j'arrive difficilement à concevoir une plateforme (réseau social, moteur de recherche...) neutre au même sens qu'on peut concevoir un devoir de neutralité pour les FAIs. Ce que je demande à Free en m'abonnant, c'est de me donner un accès au réseau et de me laisser en faire ce que je veux. La neutralité fait partie du service attendue, et les efforts de hierarchisation ont lieu à être vus comme malsains. Je ne veux pas "le service Free", je veux un accès Internet. Là, l'extension de la neutralité vers les terminaux comme intermédiaire technique a un peu de sens (bien que les utilisateurs achètent plus "le service Apple" qu'ils n'achètent "le service Free").
Or ce que je demande en cherchant quelque chose sur Google, c'est bien un résultat non-neutre, par essence : je veux le(s) résultat(s) le(s) plus adapté(s) à ma recherche. Idem (si ce n'est plus) pour un réseau social : peut-on s'attendre à ce que ce soit l'équivalent d'un flux RSS, alors qu'il s'agit bien d'un environnement social ? Facebook n'est pas l'intermédiaire technique qui me permet de lire mes ami(e)s, Facebook est bien "le service Facebook", en tant que tel, avec ses choix d'architecture, son fonctionnement propre (timeline, groupes, tags, statuts...). Ce n'est pas simplement la censure de contenus qui rend Facebook non-neutre, d'autant plus qu'il s'agirait d'une interprétation extensive de la censure que d'y inclure toute hiérarchisation de contenu. C'est son essence même - et je ne vois pas comment le classifier comme intermédiaire technique par conséquent.
En réponse : La hiérarchisation et la censure sont bel et bien cousines. En effet, en choisissant d'afficher prioritairement certaines informations, d'autres se retrouvent en queue de peloton, voire disparaissent. Par exemple, un résultat relégué en page 25 des résultats de recherche est virtuellement supprimé. Un post que Facebook décide de reléguer loin, voire de ne pas afficher, est virtuellement supprimé. Un résultat neutre, c'est-à-dire dont l'utilisateur peut prédire l'ordre, pose moins de problème. Ça peut être un ordre anté-chronologique, mais ça peut aussi être classé par ordre alphabétique de mes amis, ou pas nombre de likes, ou que sais-je. C'est le fait que cette hiérarchisation soit en dehors du contrôle de l'utilisateur qui fait de Facebook un intermédiaire technique (je ne peux pas classer/afficher ma timeline sans passer par lui) et cet intermédiaire technique n'est pas neutre.
On pourrait considérer que c'est le service Facebook, et non pas ma timeline. Mais cette approche suppose que les contenus sont produits par des auteurs pour Facebook, qui les ordonne et sélectionne comme ça lui plaît. C'est exactement le rôle d'un rédacteur en chef. On est alors purement dans le modèle d'un éditeur. On considère alors que toute censure, tout choix de ligne éditoriale, est entièrement valide, et n'est que de la responsabilité de Facebook. Et on dit alors que les gens qui utilisent Facebook sont entièrement privés de liberté d'expression. Et ça, ça me semble inacceptable. Les contenus ont été produits par les auteurs (des utilisateurs, pros ou non) à destination des autres utilisateurs, pas à destination du rédacteur en chef de Facebook. Facebook est bien un intermédiaire entre les éléments produits par certains et la consultation de ces éléments par d'autres. Comme intermédiaire technique, il a (ou devrait avoir selon moi) une obligation de loyauté envers les utilisateurs, et il me semble qu'au delà d'une certaine taille, il doit avoir des obligations de neutralité.
Dans les discussions sur la neutralité du net, nous avons rencontré la même difficulté. Par exemple, si l'utilisateur final demande que son accès à Internet soit filtré pour des raisons de sécurité par un firewall (cas assez classique des clients pros). Est-ce que la loi, en imposant la neutralité du net, interdit ces offres ? Non, mais à une condition : le client, l'utilisateur final, doit avoir la totale maîtrise du filtrage opéré. Il doit savoir quel type de filtre est mis en place, comment il est configuré, il doit pouvoir intervenir à tout moment. Parce que, vu comme ça, le FAI qui fait le filtrage est bien en train d'effectuer une prestation de filtrage, indépendante de la fourniture d'accès au réseau, à la demande et sous le contrôle de l'utilisateur final. De la même manière, l'intervention de Facebook en priorisant et hiérarchisant en dehors du contrôle de l'utilisateur final n'est pas neutre. Elle est déloyale.
J'entends bien que le billet dit aussi que les grands ne sont de fait pas neutres, mais je n'arrive pas à concevoir cette hypothétique neutralité à laquelle ils devraient se conformer pour ne pas avoir les responsabilités qu'une sortie de route implique. Le parallèle avec les FAIs via la neutralité du net ne me paraît pas tenir de base.
L'autre remarque tient plutôt aux conséquences du statut. Afficheur signifie plus de responsabilités que l'hébergeur, moins que l'éditeur, avec comme ligne de fond pas de censure automatisée et comme préférence pas de censure sans passer par le juge et le contradictoire. Mais si le diagnostic est des acteurs sont si puissants, si dominants, si centralisés, que leurs utilisateurs sont contraints, comment ne pas adosser à ces géants des responsabilités analysées par les défenseurs de l'Internet libre comme arbitraires ou comme censure ? Mettons que les géants doivent à leurs utilisateurs la liberté d'expression que l'État doit à ses citoyens. Est-ce que les géants ne leur doivent pas aussi des mécanismes de modération en guise de contradictoire (en dehors du système judiciaire national et étatique), des codes de conduite en guise de constitution, des obligations de pluralité comme le service public ?
En réponse : C'est une lecture féodale (voire réponse sur le même thème dans un commentaire précédent). On peut demander à ces plateformes des outils de règlement des conflits (signaler un contenu, transmettre le signalement à l'auteur original, gérer la recherche d'une solution "amiable" sans retirer l'anonymat, etc), mais on doit exiger que si aucune solution amiable de se fait jour, l'intermédiaire technique ne puisse pas de lui-même, hors procédure, intervenir. Typiquement, il pourrait écarter certains contenus (genre, particulièrement choquants) mais avec des conditions strictes, par exemple que ce soit considéré comme une mesure conservatoire temporaire, et avoir transmis l'ensemble à la justice qui devra trancher.
La position particulière de ces plateformes leur donne un pouvoir. Mais le simple fait de détenir un pouvoir ne donne pas le droit ou la légitimité de s'en servir. Leur taille, leur centralisation, font que ce pouvoir est absolument énorme, bien trop en fait. Il serait aberrant de les laisser utiliser ce pouvoir sans intervention de la société. Or, la société, ce sont les structures que la loi prévoit.
6 De Stéphane Bortzmeyer - 10/10/2018, 20:34
Très bon article, c'est bien expliqué. Mais, derrière, il y avait deux débats concrets, l'un sur la création d'un troisième statut (entre hébergeur et éditeur) et l'autre sur la position de la Quadrature, trouvant que la directive Copyright avait des mérites et que la fédération/décentralisation résolvait bien des problèmes.
Sur le troisième statut, j'hésite. C'est vrai que Facebook ou Twitter ne sont pas des hébergeurs : ils ont un rôle actif dans la sélection du contenu. Mais il y a une tendance lourde en matière législative : les lois sont créées pour des cas clairs (nazis, pédophiles, GAFA) puis sont étendues à tout le monde. Si la loi en France crée un troisième statut, avec d'avantage d'obligations que le statut d'hébergeur, il ne s'appliquera au début qu'aux méchants GAFA, puis sera généralisé à tous, le statut d'hébergeur disparaissant de fait. C'est pour cela que la position de la Quadrature est dangereuse.
En réponse : Je comprends cette crainte. Mais la version symétrique est qu'on se retrouve à défendre par principe des gens que nous n'aimons pas, en nous disant que si ces malfaiteurs restent libres de leurs mouvements nous resterons libres des nôtres. Et cette vision me semble naïve. En ça, la directive Copyright, même si je ne suis pas d'accord avec ce qu'elle met en place, pose dans la loi des billes qui nous sont utiles, en disant que les conditions juridiques peuvent différer en fonction de la taille et de l'activité économique des acteurs. Cet élément-là est plutôt de nature à nous protéger. Et le même principe de contamination juridique peut jouer. Au début c'est fait pour la censure, mais ça peut être étendu.
Sur la décentralisation/fédération, je ;l'avais présenté comme la solution dans un article précédent http://www.bortzmeyer.org/neutralit... mais maintenant j'hésite : M. Michu n'est pas forcément mieux traité par un serveur faisant partie d'une fédération que par un gros GAFA. Et il ne faut pas seulement regarder la taille pour juger si un intermédiaire mérite des obligations de neutralité plus strictes : il faut aussi regarder la réalité de la concurrence (y a t-il vraiment variété ou bien juste plein d'acteurs identiques ?) et la difficulté à changer (sur le fediverse, changer d'instance fait changer d'identité).
En réponse : Changer d'instance, ce n'est pas anodin. Tout comme changer d'adresse e-mail. Mais c'est cependant possible. Et ça change tout, il me semble. Il y a pour moi deux façons de lire les mauvaises façons qu'une plateforme fait à l'utilisateur. On peut lire ça du point de vue de l'utilisateur lui-même (est-il maltraité, par qui, etc) et on peut lire ça d'un point de vue social (quels sont les utilisateurs maltraités, quels sont les effets sociaux de ces mauvais traitements, quelle déformation ça induit sur la société, etc). Et du second point de vue, quand une grande plateforme applique une politique à une part significative de l'humanité, ça crée forcément un effet structurel, systémique, qui a des répercussions sur l'ensemble de la société. De quel droit ces gens détiennent et usent d'autant de pouvoir ?
7 De Ronan Hardouin - 11/10/2018, 13:50
Ahhhhh la fameuse troisième voie... argument développé par les ayants droit il y a bien une dizaine d'année... J'entends de mon bureau les bouchons de champagne sauter depuis les locaux de la SACEM et autres ALPA... Est-ce vraiment l'objectif de la Quadrature ?
En réponse : C'est compliqué de répondre, parce qu'il n'y a pas d'argument.
Après le reductio ad Hitlerum on aurait inventé le reductio ad Rogardum. Tu ne peux pas être de cet avis-là parce que la SACEM, l'ALPA, la SPEDIDAM, ou la SACD a déjà été de cet avis à un moment.
La position historique des ayatollahs du copyright, c'est que tous les intermédiaires techniques sont toujours responsables de ce que font les utilisateurs, et que tous ceux de ces intermédiaires qui gagnent de l'argent doivent en donner une part, idéalement grosse, à ces sociétés de gestion collectives. Y compris quand aucun contenu couvert par le droit d'auteur ne circule. Selon leur logique, les fabricants de bac à doucher devraient leur verser une grosse part de leurs revenus parce que beaucoup de gens sifflotent sous la douche des airs protégés par le droit d'auteur.
En soutenant la directive copyright et son sinistre article 13, ils admettent que la diffusion de contenu en dehors du cadre marchand ne sera pas pour eux source de rémunération, et qu'ils ne pourront pas y faire appliquer la censure automatique qu'ils appellent de leurs vœux. Séparer le non-marchand du marchand, c'est une position historique habituelle de la Quadrature, ça. C'est un des arguments clefs que nous soulevions contre Hadopi, qui visait à sanctionner le partage (non-marchand) et non le piratage (marchand). Je suis certain que chez eux quelqu'un est allé dire qu'ils ne pouvaient pas soutenir ça parce que nous risquions de faire sauter les bouchons des bouteilles de Champomy (c'est qu'on n'a pas les mêmes moyens...).
Bref, c'est pas un argument.
8 De Sébastien Broca - 11/10/2018, 18:44
Merci pour tous les éléments d'éclaircissements en réponse aux commentaires précédents. Je me permets de faire une réponse à la réponse.
En fait, ce débat sur un troisième statut pour les plate-formes est assez analogue à celui qui existe en droit du travail pour savoir s'il faut créer un troisième statut, entre indépendants et salariés, pour répondre à la situation des chauffeurs Uber, livreurs Deliveroo, etc. Dans un cas comme dans l'autre, on avait un problème de frontière (hébergeur/éditeur ; indépendants/salariés), on menace d'en créer deux ! Et de la même manière qu'il me semble tout compte fait plus efficace de défendre la requalification des chauffeurs Uber en salariés (quitte à élargir un peu le sens de cette catégorie, comme le proposent certains juristes), je me demande s'il ne serait pas finalement plus efficace de défendre la requalification de Facebook, Twitter, etc. en éditeurs (quitte à revoir un peu le sens de cette catégorie).
Parce que finalement, de deux choses l'une. Soit Facebook n'intervient pas, mais alors pas du tout hein, sur les contenus, et alors c'est un simple intermédiaire technique. En théorie, très bien ! Mais est-ce qu'on peut l'y forcer ? C'est pas évident… Si Facebook veut proposer un service dont la pornographie soit bannie, ce n'est pas que j'aie beaucoup de sympathies pour le puritanisme anglo-saxon, mais je ne vois pas très bien au nom de quoi on pourrait l'empêcher légalement de bloquer les photos de nu. Facebook doit évidemment respecter la loi (il ne s'agit donc pas d'en faire une féodalité), mais la loi doit-elle forcer Facebook à publier tous les contenus qui ne sont pas hors-la-loi ? Ce n'est pas la même chose. UGC doit respecter la loi sur les films X s'il veut en diffuser, mais n'est pas obligé de le faire...
Il me semble donc plus simple de reconnaître que Facebook accomplit en fait, en l'état actuel du fonctionnement de son service, une fonction d'éditeur. Ce qui m'amène à un deuxième point : la distinction entre éditeur et intermédiaire actif (ou afficheur) me semble en fait très fragile, aussi bien théoriquement qu'en pratique. Hiérarchiser des contenus, comme le fait Facebook, c'est déjà en invisibiliser certains donc, de fait, effectuer un travail de sélection éditoriale. En réalité, dès lors qu'une plate-forme n'est pas parfaitement non-interventionniste (auquel cas le statut d'hébergeur lui convient très bien), il me paraît éminemment casse-gueule de vouloir tracer une frontière entre ce qui relèverait d'un afficheur et ce qui relèverait d'un éditeur. Une plate-forme qui intervient, ne serait-ce qu'en hiérarchisant, joue déjà, me semble-t-il, un rôle d'éditeur.
En réponse : J'ai longtemps eu cette position. Considérer que Facebook intervient, hiérarchise, et donc est éditeur. J'en suis revenu, parce ça pose deux problèmes. Le premier est que Facebook devient responsable de ce qui est écrit, et l'utilisateur devient co-responsable (c'est calqué sur un journal, ou suppose que le journaliste a reçu l'ordre d'écrire ça). Ça me semble une inversion. Le deuxième problème, c'est que du coup toute censure, toute manipulation de l’opinion, devient parfaitement légitime. Et donc que, de fait, les utilisateurs de ces grandes plateformes sont privés de cette liberté d'expression. C'est pour ça que la censure est, pour moi, un élément clef. Le Figaro n'est pas tenu de mettre en ligne tous les écrits qui se présentent à lui, c'est un journal, il a une ligne éditoriale, cette ligne éditoriale est modifiée quand elle ne plaît pas aux annonceurs ou aux patrons du journal. Pour beaucoup de gens, Facebook, ce n'est pas ça. C'est un lieu où ils peuvent s'exprimer et échanger. Facebook n'annonce pas vendre le même produit que le Figaro.
Bien entendu, il y a aussi les pages institutionnelles, les pages des entreprises, des annonceurs, etc. Ces pages là sont quelque part entre le publi-reportage du Figaro et le placard publicitaire. Mais ce n'est pas ça qui donne la valeur en bourse de l'entreprise. Les réseaux sociaux sont l'outil préféré de la majorité de la population pour s'exprimer. Et on ne peut pas laisser une entreprise privée s'arroger le contrôle de la liberté d'expression d'une très large part de la population mondiale, en particulier de la part la moins éduquée et la plus pauvre.
Un dernier point. Tirer argument de la position dominante des plate-formes dans l'organisation de l'espace public et de la liberté d'expression pour leur imposer des obligations (comme celle de ne pas sélectionner les contenus) peut se défendre, malgré mes réserves exposées plus haut. Mais je me demande tout de même si on ne ne prend pas le problème à l'envers. Le problème, c'est la position dominante en elle-même, pas la manière dont Facebook (ou un autre) l'exerce. Avec cette idée d'afficheur neutre, j'ai le sentiment qu'on accepte finalement que l'espace public se limite désormais pour plein de gens à une plate-forme. On essaie simplement de limiter les dégâts causés par cette situation. Une perspective politique plus mobilisatrice (bien que posant aussi des difficultés, évidemment) serait peut-être de chercher à se débarrasser de ces positions dominantes et à détruire l'oligopole d'Internet.
En réponse : C'est un problème récurrent quand on veut faire de la régulation pour corriger ce type de déformation de la société (ou du marché, hein, c'est similaire). On ne peut pas forcer Facebook à changer son business. On peut cependant leur dire d'appliquer des règles quand ils le font. La méthode de notice-and-notice que je propose peut tout à fait être imposée à ces grandes plateformes, au moins pour les contenus où un auteur (réel ou pseudo) est identifié. On ne peut pas forcer Facebook à être un nœud d'un réseau ouvert. Mais on peut forcer Facebook à mettre à disposition de tous ses utilisateurs une API qui permette d'accéder en temps réel à tout le contenu de leur compte (y compris messagerie, méta-données, etc). Et ainsi permettre à d'autres acteurs de venir jouer le rôle d'afficheur de ces données.
Pour chercher quelles contraintes viendraient corriger les abus actuels, il faut définir une position souhaitable. C'est pour moi l'essence même de la politique. Avoir une analyse assez lucide de l'état du monde. Avoir à côté une vision assez nette de comment il serait souhaitable que le monde soit. Et chercher à favoriser les comportements qui tendent à faire bouger les choses pour les éloigner de tout ce qui n'est pas souhaitable et les approcher de tout ce qui est souhaité.
Les notions d'éditeur et d'hébergeur n'existent pas dans le droit français. On a recours à des périphrases, qui décrivent "Les personnes dont l'activité est de ...", ou "Les personnes mentionnées au 1 du I de l'article 6 de la LCEN", etc. Si des obligations spécifiques étaient ajoutées, elles le seraient aussi en périphrases. Les gens qui ont pour activité de permettre la mise en ligne de contenu par le public et qui ont une position dominante et qui pratiquent la censure doivent le faire selon telle ou telle règle. Ce type de périphrase là.
Merci pour le billet et le débat en tout cas.
9 De @lilconseil - 12/10/2018, 22:51
Bonjour,
Il est peut être interessant de prendre comme grille de lecture la notion de traitements des données selon l'ancestral protection des données personnelles dont la plupart des gens ont pris connaissance avec le RGPD.
Un traitement, c'est la vie des données depuis leur collecte jusqu'à ...
Il me semble et je suis très concernée par cet article au vue de mon activité auprès de société innovantes dans le traitement des données que cette grille de lecture nous aide. En effet, un des point les plus complexe dans mes consultations et de faire comprendre à mes clients ce que signifie "périmètres de responsabilités" juridiques en fonction des traitements que l'on pratique sur les données que l'on traite. Je sais, c'est déjà complexe alors je vais essayer de donner un exemple. Si je devais travailler pour une organisation qui fait la même chose que Facebook, je définirai pour elle plusieurs périmètres de responsabilités qui n'impliqueront pas les mêmes obligations. Vous collectez directement les données, vous avez informer et gérer les consentements (je passe toutes les obligations RGPD supplémentaires), vous n'êtes pas éditeur au sens que tu mentionnes, se sont les personnes qui se servent de la plateforme qui le sont et au sens RGPD, ils sont responsables de traitements et sont donc également soumis à des obligations RGPD et autres (droit à l'image et autres, dont certains sont compliqués, je pense en particulier à l'opposition entre le droit d'expression et le freedom of speech). Vous êtes héberger des données que les responsables de traitements mettent dans votre plateforme et donc, soumis à des obligations en tant que tel (intégrité et confidentialité des données mais également la gestion des exercices des droits ou de la notification des failles de sécurité) et puis TADAM, votre plateforme traite également ces données (les agrègent, les organisent, les soumet à des algorithmes etc) et là, vous êtes responsable de traitement sur ce périmètre et donc responsable de traitement. L'angle de la Privacy est trop envisagé dans toutes ces problématiques alors que je me rend compte très souvent qu'elle peut permettre de résoudre certaines problématiques. Cet angle a également l'avantage d'être bien compris par les juriste et par les informaticiens, si on sait bien l'expliquer :) Voilà, ma petite contribution a cet article qui soulève comme tant d'autres de cet auteur de très bonnes questions qui tardent à se résoudre...
10 De Arthur - 13/10/2018, 14:58
Quelques réflexion dans le sens de cet article et en réaction à certaines participations.
1. Ne pas créer un troisième statut, c'est prendre le risque que, bien vite, YouTube, Facebook et Twitter se fassent qualifier dans tous les pays européens d'éditeur (ce serait l'application stricte du droit). Cela conduirait à une situation que personne ne souhaite vraiment : la censure deviendrait insoutenable sur ces plateformes et les millions/milliards de personnes qui les utilisaient se retrouveraient subitement coupées de leurs moyens d'expression publique.
2. Les utilisateurs Facebook utilisent-ils cette plateformes car ils veulent utiliser "Facebook" (avec ses règles de hiérarchisation.censure propres) ou car ils veulent utiliser un simple réseau social ? Cette question est cruciale !
On peut imaginer que, le jour où je me suis inscrit sur FB, après avoir soigneusement pris connaissance des règles de hiérarchisation de la plateforme, c'est bien "Facebook" que je voulais utiliser. A ce moment-ci, Facebook jouait bien un rôle passif : il se contentait de faire ce pour quoi je l'avais choisi - sans rien faire de plus.
10 ans plus tard, la situation a changé : FB hiérarchise de plus en plus, censure des nus ou des contenus qu'il considère comme "fakenews" on ne sait pas trop pourquoi, etc. Toutes ces choses, je ne les ai pas choisies, et je ne peux pas y échapper : je perdrais contact avec beaucoup d'amis et associations qui, hélas, communiquent difficilement avec moi sans Facebook. Facebook ne fonctionnent donc plus tel que ce pour quoi je l'ai choisi. Il joue maintenant un rôle actif - il fait davantage que ce que ses utilisateurs attendent de lui.
3. Je pense que le statut d'afficheur ne doit pas être compris comme concernant les "hébergeurs actif". Il doit être compris comme couvrant les hébergeurs qui, du fait de leur pouvoir de contrainte (taille + absence d’interopérabilité) *pourraient* jouer un rôle actif en imposant une hiérarchisation que les utilisateurs n'ont pas souhaité (et à laquelle ils ne peuvent pas échapper, car quitter la plateforme leur serait trop nuisible).
Ce statut d'afficheur devrait donc viser à empêcher l'apparition d' 'hébergeur actifs'. Dit ainsi, on peut considérer ce statut comme posant des obligations supplémentaires à celui d'hébergeur. Comme le dit Benjamin, les obligations de neutralité pourraient donc être un "pluggin" (limité aux afficheurs) ajouté au statut général d'hébergeur.
Bref, les risques de flou que créerait un troisième statut "entre éditeur et hébergeur" me semblent ainsi bien contenus.
En réponse : En fait, j'ai l'impression qu'on cerne mieux le problème quand on change de vocabulaire. La LCEN ne pose pas de vocabulaire. Elle définit au 1 du I de l'article 6 les gens qui transportent les signaux (opérateurs), et au 2 les gens qui stockent, pour diffusion au public. Je verrai bien les différentes obligations associées à ce rôle, par des extensions. Si censure/modération, alors, telle règles. Si position dominante, alors telles obligations. Si réseau fermé, alors telles obligations. Ça permet de moduler l'ensemble sans avoir à créer un statut hybride.
4. Sébastien a parfaitement raison quand il s'interroge si on est pas ici en train de "corriger" les géants et donc de légitimer la place centrale qu'ils ont pris dans nos vie - ce qui rendrait leur remise en question plus difficile. Je partage entièrement cette crainte, et c'est elle qui, pendant un moment, a pu rendre attirant à mes yeux le scénario catastrophe décrit dans mon point 1 (les géants censurent tout, leur utilisation devient insoutenable, tout le monde part). Sauf que forcer les gens à fuir les géants (en rendant les géants inutilisables), c'est politiquement injustifiable : on ne force pas les personnes à changer pour leur propre bien. Jamais. Pas quand on se dit opposé à l'autoritarisme. Plutôt, il faut se contenter de briser les chaîne et de promouvoir des alternatives, mais jamais prendre les personnes de force pour les mener vers ces alternatives.
En attendant, donc, "corriger" les géants apparaît comme la seule solution acceptable. Mais il faut bien placer cette correction dans l'ensemble de nos luttes militantes : le RGPD est un outil qui peut être utilisé intelligemment pour détruire petit à petit leur modèle économique et les forcer à perdre du terrain, laissé aux alternatives (c'est ce qu'on essaie de faire à LQDN). C'est une approche bien plus respectueuse des utilisateurs. Dans le même temps, forcer les géants à être neutre nuit aussi à leur modèle économique, sans toutefois réduire brusquement les capacités d'expression des utilisateurs (au contraire). Cette "correction" ne se contente pas d'améliorer les géants mais les déconstruit aussi.
En réponse : Je ne pense pas que ça leur fasse perdre du terrain. En pratique, ça délimite mieux les différentes zones, les endroits où ils ne doivent pas aller. si je fais un parallèle avec la neutralité du net, ça ne prive pas vraiment Orange. Et ça lui est d'ailleurs plutôt profitable, en évitant des accidents. Si on fait l'hypothèse d'un réseau non-neutre, on a très vite un produit commercialisé qui n'est plus Internet, mais un pack Orange-TF1-Netflix-XYZ, qui regroupe du réseau de manière accessoire et des services. C'est une position risquée, dont on peut déchoir. Alors que la position d'acteur fournissant l'infrastructure est une position stable, dont on ne peut pas déchoir. Quoi qu'il advienne sur le réseau, on continuera d'utiliser la fibre, donc l'infrastructure qu'Orange est en train de se constituer en monopole. Et forcer Orange à trouver ses revenus auprès des utilisateurs finals, plutôt que par des partenariats commerciaux, c'est la forcer à rester sur une position plus stable. Je pense que de la même manière, forcer les autres intermédiaires techniques (plateformes mobiles, magasins d'application, afficheurs, etc) à rester dans un jeu sain, c'est les forcer à trouver un équilibre plus stable, donc de plus long terme.
Alors, au final, corriger les géants, c'est aussi assurer leur pérennité. Et je ne vois pas ça comme un problème.