Toute ma vie d'adulte

Je suis présent et actif dans diverses structures associatives, sur beaucoup de sujets, depuis 1994, en gros. Soit un peu plus de 20 ans. Certains engagements sont assez marqués, comportent un volet politique[1], d'autres le sont beaucoup moins (comme membre du TeX Users Group pendant des années, les implications politiques étaient faibles).

Mais tout ça fait que, toute ma vie adulte a été passée en croisant des militants, beaucoup de militants, de beaucoup d'obédiences différentes.

Bien entendu, maintenant, dans la communauté geeks/hackers, j'ai acquis une position un peu particulière. Mais la position du personnage public est assez facile à tenir. Il y a quelques dossiers dont je suis spécialiste, qui sont les sujets dont on me parle tout le temps. Et tant que j'évite de parler d'autres sujets en public, je suis assez transparent, j'existe peu. Tout va bien.

C'est quand je m'éloigne de cette position, de ce rôle public, que les difficultés apparaissent.

La pureté

Si tu veux fréquenter un milieu un peu militant dans un domaine, tu dois être exemplaire, ou tu seras moqué. Au mieux. Et au pire, tu auras des remarques agressives et hostiles. Et ce phénomène va en s'aggravant avec touitteur, les remarques agressives devant être courtes, elles sont cinglantes, et les insultes viennent vite.

Ça marche dans tous les domaines que j'ai croisés. Sur la centralisation des réseaux, il est défendu d'avoir une page Facebook ou un compte Touitteur. Même moi, qui suis considéré comme une des personnes importantes sur ce sujet-là, je dois m'expliquer sur le fait que j'ai un compte touitteur et que je m'en sers. Et on me demande régulièrement pourquoi je n'ai pas grondé telle personne qui utilise Facebook[2].

Chez les libristes, si tu utilises une solution propriétaire, tu seras moqué, toujours, et souvent de manière assez agressive. Oh, tu ne sortiras pas avec des bleus, mais tu devras passer ton temps à t'excuser de ton ordinateur, de ta config, de tes usages, de tes pratiques. Une bonne raison pour considérer tout ce petit monde comme désagréable et aller voir ailleurs.

Chez les vegans, si tu as craqué pour un bout de saucisson à un apéro, ou pour une assiette de sushis, autant que ça ne se sache pas, sans quoi tu seras vertement critiqué par tes pairs, même si tu es un des militants les plus utiles et les plus actifs sur le sujet. C'est parfaitement ridicule.

Tout ça m'a toujours semblé dans le fond assez malsain. Comme militants, nous avons un objectif commun, des idées communes sur des choses souhaitables et des choses considérées comme nocives. Mais je fais une différence énorme entre les idées communes, et le fait de juger chacun, individuellement, sur chaque pratique qu'il peut avoir.

La course à la pureté, c'est chercher à imposer des dogmes rigides, qui mettent en place une surveillance millimétrée de soi-même selon une discipline ascétique semi-choisie, semi-imposée. Ca me rappelle ces confesseurs qui veulent que tu racontes ta moindre pensée déviante, que tu te repentes de tes pensées impures, des péchés que tu as imaginés, de ceux dont tu as rêvé la nuit, et que tu te flagelles pour tout ça.

C'est très chrétien comme approche, finalement.

La convergence

L’idée de "convergence des luttes"[3], dans le fond, c'est plutôt une bonne idée. On peut être d'avis que la lutte contre le sexisme est une bonne chose, que le logiciel libre est une bonne réponse à plein de questions, et que la production d'énergies décarbonnées est souhaitable. Envisager ça comme trois sujets politiques totalement isolés est assez triste. Essayer de les envisager tous ensemble permet d'essayer un angle de vue assez large, permet d'essayer de définir les contours d'un projet de société utopique.

C'est plutôt intelligent de chercher les points communs, de chercher comment tous ces sujets de lutte sont compatibles entre eux, à quels endroits ils ne le sont pas, et comment on fait pour résoudre des incompatibilités qu'on trouve.

C'est intéressant aussi parce que ça permet d'apprendre. Un outil, une méthode, un angle d'analyse, s'est montré utile et efficace sur telle lutte. Il peut probablement être utilisé et adapté sur un autre sujet. On appelle ça la dualité en mathématique, le fait de pouvoir appliquer un même raisonnement, et donc tirer les mêmes conséquences, dans deux domaines distincts, pour peu que les deux domaines présentent une similarité de forme, et une méthode de transposition de l'un à l'autre.

Mais c'est le plus souvent utilisé dans l'autre sens. Si tu n'as pas entièrement déconstruit ton héritage culturel venu de l'hétéro-patriarcat dominant, tu te tais sur le féminisme. Si tu n'as pas remplacé le boot-loader de ton ordinateur par un truc libre, tu te tais sur l'informatique. Si tu manges encore du fromage de temps en temps, ou si tu as un manteau en cuir, tu te tais sur la souffrance animale. Alors dans un milieu qui se veut regrouper 3, 4, 12 sujets militants, très vite, en fait, tu es pur et absolu sur tous les sujets, ou tu te tais. Autant dire que la majorité des gens sont invités à se taire. Et idéalement, en plus de te taire, tu culpabilises.

Au lieu d'essayer de diffuser plus largement des idées, et de chercher à améliorer le monde, on se retrouve en nombre de plus en plus petit, les plus purs possibles sur le plus de sujets possibles. On a créé une espèce de secte intolérante, où le moindre petit écart à la norme établie sera mal jugé. Oh, tu ne seras pas expulsé pour avoir utilisé Skype, mais tu devras expier ta faute. Présenter ton auto-critique, battre ta coulpe en public, et démontrer qu'on t'a forcé.

La bienveillance

Et puis y'a la bienveillance... C'est compliqué la bienveillance. Là aussi, ça part d'une idée assez chouette : si au lieu de se battre entre nous, on essaye de se soutenir, le groupe est plus fort. Si on essaye de recevoir l'autre avec un esprit ouvert, si on l'accepte comme il est, alors chacun sera plus fort, et le groupe sera plus solide.

Mais curieusement, ça ne prend pas cette forme-là, le plus souvent. Parce que la lutte pour la pureté, tout de même, c'est important. Il faudra en parler du fait que tu dis XXX[4], et que donc tu es un ignoble soutiens du Système, traître à la Cause.

La seule forme de bienveillance que j'ai croisée dans les groupes militants est une forme simple, qui ne mange pas de pain. Tu as pris des coups, ailleurs que dans le groupe (au boulot, dans le métro, etc), ceux qui t'aiment bien dans le groupe seront là pour te soutenir. Si en plus les coups que tu as pris sont en lien avec le sujet de militance, tu auras un soutien collectif. Mais accepter qui tu es, et ce que tu apportes, avec ta différence, avec ton non-alignement, non, ça, c'est pas prévu.

En revanche, chercher à se pousser du col, à gagner en popularité dans le groupe, quitte à marcher sur la tête des autres, les coups en vache pour te décrédibiliser auprès des autres, pour te faire passer pour affreux par la rumeur, ça, c'est courant.

L'autre chose qu'on peut croiser, c'est le fait de te plaindre, et de vouloir t'aider à t'en sortir. Ce n'est pas de la bienveillance, c'est du moralisme. Tu te comportes mal, et on va t'aider à devenir normal. Tu parles aux gens par irc, alors on va te pousser à leur parler en vrai, sans ordinateur. Ca se veut bienveillant. Le groupe croit vraiment... Non, le groupe sait que c'est mieux de parler aux gens en vrai plutôt que via un ordinateur, et c'est pour ton bien qu'ils veulent te sortir de ton fonctionnement nocif pour t'amener à leur fonctionnement bienfaisant. Pareillement, tu discutes avec tes amis par Skype, on va t'aider à sortir de la drogue en te faisant utiliser XMPP et/ou Irc avec OTR, pour qu'enfin tu voies la lumière.

Ça, c'est une approche moraliste. Ils se pensent supérieurs à toi, et ils veulent t'amener vers la lumière parce qu'ils Savent où est la lumière, et que tu es encore ignorant et dans l'ombre.

L'intégrisme

Pour moi, tout ça relève d'un seul et même problème. Une forme d'intégrisme révolutionnaire. Je n'aime pas ça quand c'est pratiqué par les religions pour imposer une morale aux gens. Je n'aime pas ça non plus quand c'est imposé par un groupe militant pour faire la même chose.

Les gens qui aident, et luttent avec nous, pour défendre la neutralité des réseaux, quand ils ne sont pas abonnés de la Fédération FDN, je ne me moque pas d'eux, je ne les critique pas. La moitié des adhérents de FDN ne sont abonnés à aucun service, ils ne sont pas moins adhérents, pas moins bienvenus, pas moins valables. Ils sont là par conviction uniquement, pas comme consommateurs des services de l'association, donc parfaitement valables.

J'essaye d'éviter ces postures moralisatrices. La nuance est parfois faible, mais j'essaye de rester sur côté de Voilà pourquoi moi je fais comme ça et de ne pas aller vers Tu es en faute de ne pas faire comme moi.

Mais... Mais voyons... Ce que je viens de faire dans ce texte, c'est tout de même assez précisément ce que je reproche aux autres, non ?

Post-scriptum

On m'a signalé, juste après la mise en ligne de ce texte, un article fort intéressant sur le site du New York Times. J'en retiens, entre autres, que la recherche de la pureté est un des éléments constants dans le sens moral de beaucoup de cultures (peut-être toutes). La question serait alors de savoir comment on maîtrise cet instinct, ou comment on lui donne libre cours.

Notes

[1] Qu'on soit clairs, politique au sens où je me mêle de comment fonctionne la société, de comment je voudrais qu'elle fonctionne mieux. Il est bien rare que je prenne une position politique au sens de souhaiter l'élection d'un individu plutôt qu'un autre, et encore moins d'un parti.

[2] C'est pourtant d'une simplicité incroyable. Je sais expliquer pourquoi, moi, je n'ai pas de compte Facebook, pourquoi je ne m'en sers pas, et pourquoi ce truc c'est pas bien. Mais tous les autres gens ne sont pas moi. Ce qui m'intéresse, c'est que ces autres gens comprennent ce que je viens leur expliquer. Je ne veux pas qu'ils changent toutes leurs pratiques du jour au lendemain en se coupant de leurs proches. Je veux qu'ils aient un peu plus conscience de ce qui se passe, des enjeux. Après quoi, ils font les choix qu'ils veulent, comme ils veulent, comme c'est mieux pour eux, et ils ne sont pas coupables à mes yeux, je n'ai pas à les culpabiliser ou les moquer ou les plaindre. J'ai expliqué ce que j'avais à expliquer. Si j'ai été bon dans mon explication, ils ont compris. Ça me suffit.

[3] Dans le texte original, j'avais utilisé le terme de intersectionnalité. On m'a fait très justement remarquer que c'est un terme qui vient au départ des luttes contre les oppressions (sexisme, racisme, etc) et qui permet de décrire la situation d'une femme racisée comme différente de la somme du racisme et du sexisme, mais comme étant une combinaison plus complexe. Le terme tant de plus en plus, dans les milieux militants à être utilisé avec un sens plus faible, qui est celui que j'avais repris ici. Après réflexion, il semble que le terme de convergence des luttes fasse aussi bien le boulot pour décrire ce que je veux décrire.

[4] Je laisse au lecteur le soin de choisir ici toute formule utilisée tous les jours qui, en dernière analyse est parfaitement sexiste (mais quel con), ou xénophobe (filer à l'anglaise), ou homophobe (le gouvernement nous encule), ou pro-capitaliste (c'est Mon verre), etc, et que donc il convient de proscrire de nos usages linguistiques.